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Une crise sociale en trompe-l’oeil dissimulant des arrières pensées politiques

Date 16 juin 2016
Type Articles

L’affrontement entre la CGT d’une part, le gouvernement d’autre part sur le projet de loi El Khomri a vite été qualifié de « crise sociale ». Or, ce n’est pas une crise sociale. Et ceci pour plusieurs raisons.

Une mobilisation très minoritaire

La première, c’est que les désordres récents, actuels et à venir n’auront entraînés qu’un très petit nombre de salariés. La police a parlé, pour la journée du 26 mai, de quelque 150 000 participants pour toute la France. Rappelons que la CGT compte quelque 600 000 adhérents. Si on y ajoute Force ouvrière, Solidaires et la FSU, cela doit représenter un total de quelque un million d’adhérents. Autrement dit, les manifestants ne représentent guère que 15 % des adhérents des organisations qui ont appelé à la mobilisation. C’est donc dérisoire. On ajoutera que les organisations syndicales qui acceptent le projet de loi, tel qu’elles l’ont négocié dans sa version actuelle, CFDT en tête, représentent à peu près autant d’adhérents que celles qui la refusent. Il s’agit donc, par rapport à l’ensemble des salariés, d’un mouvement très minoritaire.

A cela s’ajoute le fait que le nombre de sites qui se sont mis en grève se limitent à quelques dizaines : raffineries de pétrole, centrales nucléaires et imprimeries de presse. Mais évidemment, ce ne sont pas n’importe lesquelles et cela se voit. Il s’agit donc, et Philippe Martinez lui-même l’a affirmé, de « bloquer le pays ». On ne peut s’empêcher de penser aux techniques insurrectionnelles, telles qu’elles étaient enseignées à l’époque où le secrétaire général de la CGT militait à la « CGT Renault », la « forteresse ouvrière » qu’elle a cessé d’être depuis. On observera par ailleurs que le mouvement est finalement assez peu suivi à la SNCF et à la RATP et que si les salariés d’Air France et de l’aviation civile s’y mettent, ce sera pour des raison qui leur sont propres. L’effet médiatique et la gêne occasionnée aux Français ne doivent pas faire illusion. La CGT, en réalité, a très peu de ressorts pour mener son action.

Une crise sociale qui n’en est pas une

La comparaison s’impose, bien évidemment, avec les crises sociales qui ont jalonné notre histoire sociale : 1906, 1936, 1947 et 1968. Rappelons qu’en 1936 et en 1968, le mouvement était parti de la base. En 1936, la CGT avait été totalement prise au dépourvu ; son secrétaire général, Léon Jouhaux, alors en déplacement à Genève, où il participait à une réunion du BIT, s’y étant décidé trop tard faute d’avoir cru en l’importance du mouvement, n’avait pu revenir en France, les trains étant en grève. En 1968, la CGT avait même manifesté son hostilité au mouvement étudiant, le qualifiant de « petit bourgeois », et si elle avait pris le train, c’est quand il était déjà en marche et parce qu’elle s’était montrée incapable de l’arrêter.

Reste donc 1906 et 1947. En 1906, les anarchosyndicalistes avaient tenté de provoquer une « grève générale » le 1er mai afin d’imposer leur programme de réduction de la durée du travail. Il était alors question de « la journée de huit heures ». Ce fut un échec. Quelques dizaines d’années plus tard, à l’automne 1947, il s’agissait de faire tomber le gouvernement socialiste pour des raisons géopolitiques : on était alors au début de la guerre froide et les communistes venaient d’être exclus du gouvernement par le président du Conseil Paul Ramadier. Après avoir tenté d’étouffer le mouvement, qui était parti des usines Renault au printemps (« la grève est l’arme des trusts contre la classe ouvrière », affirmait alors Benoît Frachon), la CGT se lance donc, en appui du Parti communiste, dans une action insurrectionnelle visant à faire tomber le gouvernement. Résultat : la création des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et la scission qui, à la fin de l’année, débouchera sur la création de la CGT-Force Ouvrière.

Philippe Martinez, à travers sa politique d’affrontement, joue donc gros jeu. Il bénéficie du soutien des militants membres ou sympathisants du Parti de gauche ou du Nouveau parti anticapitaliste, de plus en plus influents dans les rangs de la CGT compte tenu de la marginalisation du PCF. L’étendue de ce noyautage reste à préciser ; mais il est important ; il se dit par exemple que le chef de cabinet de Philippe Martinez serait membre du NPA, donc trotskiste, ce qui serait une première à la CGT. Toutefois, cette ligne directement inspirée de la vulgate marxiste ne suscite pas l’unanimité au sein de la centrale. Nombre de militants CGT, sur le terrain, n’en tiennent aucunement compte dans leur politique d’action quotidienne ; et au niveau national, nombre d’opposants, et non des moindres, ont été marginalisés, se taisent – au moins pour l’instant -, ou ont « démissionné avec leurs pieds »,. Philippe Martinez pourrait donc payer son probable échec par un retour des partisans d’une ligne plus constructive.

Le masque d’un affrontement politique

La CGT, de 1947 à 1989 (l’année d’ouverture du mur de Berlin), était contrôlée par le Parti communiste. On n’y reviendra pas. Avec l’effondrement de l’Union soviétique et du bloc de l’est, ses secrétaires généraux successifs, Louis Viannet puis Bernard Thibault, s’efforcent alors de la préserver en prenant leurs distances avec le PCF. Il s’agit pour eux de revenir aux pratiques de la vieille CGT : démocratie interne et politique d’action fondée sur la recherche de compromis. Mais ils se heurtent à deux obstacles. D’une part, ceux qui continuent de se comporter comme ils le faisaient dans les années soixante-dix, comme si rien n’avait changé ; d’autre part, l’influence croissante des trotskistes, qui prennent la place laissée vacante par le Parti communiste. C’est donc sur les uns et sur les autres que s’appuie le nouveau secrétaire général élu au congrès de Marseille, voici quelques mois, Philippe Martinez. L’offensive de la CGT dissimule donc une arrière pensée qui n’a pas grand chose à voir avec le contenu concret du projet de loi sur le travail : elle exprime la politique de « la gauche de la gauche », telle qu’elle s’oppose à la ligne social-démocrate mise en œuvre par François Hollande et Manuel Valls. Donner raison à la CGT en retirant le projet, voir même en le transformant autrement qu’à la marge, reviendrait, pour l’exécutif politique, à donner raison au Parti de gauche et aux socialistes dissidents. Il ne saurait donc en être question, sauf à se saborder.

Compte tenu de la tournure que prennent les évènements et de la faible participation au mouvement, deux issues se présentent donc, sachant que l’exaspération des Français devant les blocages risque de s’accroître. La première, c’est pour le gouvernement de sonner la fin de la récréation, en évitant toutefois toute provocation, mais en ne faisant aucune concession à la CGT. C’est ce qu’avait fait le socialiste Ramadier en 1947. Philippe Martinez devrait alors manger sa cravate et ce ne serait pas sans conséquences sur son leadership à l’intérieur de la CGT. Deuxième issue possible : lui concéder quelques aménagements de détail dans le texte de loi afin de lui sauver la face et de répondre aux voeux de certains député socialistes en vue du prochain vote à l’assemblée nationale. Face à ces deux issues possibles, la CFDT, qui représente l’option social-démocrate sur le plan syndical, s’est mise en position d’attente et il ne serait pas surprenant que Force ouvrière en fasse autant quand la confédération verra dans quel sens tourne le vent. Ceci suppose toutefois que le gouvernement, qui ne serait pas à un faux pas près, évite toute erreur au cours des prochaines semaines, et cela n’est pas garanti à l’avance.

Les enjeux pour les acteurs en présence

Pour les différents acteurs en présence, les enjeux sont donc décisifs.

Du côté de l’exécutif politique, le fait de céder à la CGT en retirant le texte, voire même en l’amendant substantiellement (notamment sur le fameux « article 2 »), aurait deux conséquences fâcheuses. D’une part, ce serait accorder la victoire à tous ceux qui, au sein de la gauche, contestent son orientation ouvertement social-démocrate, ceci déterminant le devenir politique aussi bien du premier ministre que du président de la République. D’autre part, ce serait désavouer la CFDT, c’est à dire son allié syndical, au bénéfice d’une conception jusqu’auboutiste du syndicalisme. La possibilité même de réformes substantielles serait donc annihilée, et cela bien au delà de l’actuel quinquennat. A l’heure où ces lignes étaient écrites, le scénario le plus probable était donc que le Sénat rétablirait certaines dispositions auxquelles le gouvernement avait renoncé, puis que l’Assemblée nationale rétablirait texte initial, non sans débats préalables qui permettraient au premier ministre d’affirmer qu’il a vaillamment résisté aux pressions de la Droite.

Côté CGT, Philippe Martinez risque d’être rendu responsable de cet échec, même s’il parvient à sauver la face, peut-être avec l’aide du gouvernement. Ceci aura pour effet de renforcer les tensions à l’intérieur de la CGT. D’un côté, il y aura ceux qui feront de la surenchère autour de la conception traditionnelle des « luttes syndicales ». Mais de l’autre, les « modernistes » condamneront une politique aussi archaïque et désastreuse. Quant aux adhérents, ils seront partagés entre deux tendances : « voter avec leurs pieds », ce qui aurait pour effet de réduire encore la « base sociale » de la CGT, soit manifester leur indifférence pour les gesticulations confédérales, ce qui est le cas d’un très grand nombre de syndicats, et peut-être même de la majorité d’entre eux.

Embusquée dans son silence, la CFDT ne pourra évidemment qu’en tirer profit, sachant qu’elle n’a aucun intérêt à venir trop ouvertement en aide à un exécutif politique largement discrédité dans l’opinion. Quant au MEDEF, il n’existe pas, sinon pour affirmer que la CGT est constituée de « voyous » et pour proférer des menaces par SMS à la présidente de la CFE-CGC. L’organisation patronale paraît ainsi placée sous l’influence de quelques personnalités qui paraissent tout ignorer du jeu social. D’où une politique ponctuée de coquecigrues et dont les zigzags témoignent d’un manque évident de professionnalisme.

Dernier point : l’appui passif d’une majorité des Français à l’hypothèse d’une retrait du projet de loi, dont font état les sondages, ne témoigne en rien d’une approbation de la politique de la CGT ni d’une quelconque désapprobation d’un projet dont ils ignorent largement le contenu mais du discrédit jeté sur l’action de l’exécutif politique. En affirmant être « contre le projet de loi », on affirme son manque de confiance en l’action du gouvernement. La crise, si crise il y a, n’est pas une crise sociale, mais la manifestation d’une crise politique.

Hubert LANDIER.