Rencontre insolite : Raphaël de Vittoris, idées reçues et vraies pistes pour les entreprises
Date21 mars 2022
Type
Articles
Raphaël de Vittoris est en charge de la gestion de crise pour le groupe Michelin depuis 2013. Titulaire d’une thèse en science de l’organisation avec spécialisation en gestion de crise, il enseigne la gestion de crise dans divers masters (Lyon 3, Clermont-Ferrand, Paris 1 Panthéon Sorbonne, École Nationale Supérieure des Sapeurs-Pompiers). Il publie en juin dernier son premier livre « Surmonter les crises : Idées reçues et vraies pistes pour les entreprises », dans lequel il propose des clés de lecture pour gérer les crises à travers le prisme de l’anti-fragilité.
Raphaël de Vittoris commence sa carrière comme consultant HSE. C’est au sein du groupe Michelin qu’il se spécialise en gestion de crise. Alors qu’il travaille dans une usine située au nord de la Chine, il réalise à l’occasion d’une crise environnementale le manque de préparation du groupe face aux crises. Il est ensuite chargé de travailler sur une menace potentielle, afin d’améliorer la réponse du groupe si cet événement se produisait. Il propose alors une organisation pour y faire face, qui constitue les prémices du système utilisé aujourd’hui par le groupe Michelin. Raphaël de Vittoris rejoint alors le siège de Clermont-Ferrand, pour étoffer la structure amorcée en Chine. Il travaille un temps aux États-Unis, afin de tester et de repenser certains éléments. Son expérience des cultures étatsunienne et chinoise lui permet d’envisager la gestion de crise à travers un prisme pragmatique, la « méthode à la française intervenant en dernier dans ses réflexions sur le sujet.
La mise en situation, pivot du système de gestion de crises
Raphaël de Vittoris met l’accent sur le test, qui permet d’appréhender en situation ce qui va fonctionner ou non, plutôt que sur l’organisation, la planification ou le leadership dans la gestion de crises. Le vrai test a été, pour le groupe Michelin comme de nombreuses entreprises, la crise liée à la pandémie de Covid-19. Raphaël de Vittoris envisage alors la création de cellules très autonomes, afin de cultiver le « bottom-up » et d’améliorer la réactivité à tous les niveaux. Il remplace le leader de la cellule de crise du groupe, ce qui lui permet d’être aux premières loges du test ultime du système qu’il a contribué à élaborer. Dans sa réflexion autour de la gestion de crises pour le groupe Michelin, Raphaël de Vittoris est confronté à l’homogénéité des systèmes et des profils, qu’il tente de dépasser. Les grands cabinets de conseil entretiennent ce phénomène et le dogmatisme autour de la gestion de crises. Il fait alors le choix de rédiger une thèse, étape qu’il a jugé très utile pour son travail de conceptualisation autour de la crise. Fort de ces diverses expériences, de ses recherches scientifiques et des publications qu’il a pu faire, il publie « Surmonter les crises : idées reçues et vraies pistes pour les entreprises » en juin dernier.
En quoi les crises d’aujourd’hui sont-elles différentes de celles des années 80 ? Quels sont les nouveaux paramètres à intégrer ?
Selon Raphaël de Vittoris, c’est l’évolution des systèmes qui influence la nature des crises de ces dernières années. Il tente de dépasser l’homogénéité des conceptions de la gestion de crises, faisant référence à l’ouvrage de Charles Perrow, « La théorie des accidents normaux », paru en 1984. Il considère alors deux paramètres qui font évoluer les systèmes et influencent les crises auxquelles nous sommes confrontées. Tout d’abord, les systèmes ont tendance à se complexifier : ils intègrent davantage de composants, agents autonomes qui évoluent et interagissent, altérant alors le système. Par ailleurs, au-delà de processus de plus en plus complexes, on assiste à une intensification du couplage des activités. Cette complexification entraîne une plus grande probabilité de défaillances, qui auront un « effet boule de neige » exacerbé par l’interdépendance des systèmes. Perrow considère que la décomplexification des systèmes est nécessaire pour éviter d’avoir à faire face à des crises de plus grande magnitude, plus dures à anticiper et plus immédiates.
Nous sommes depuis entrés dans l’aire du tout numérique, qui régit toutes les activités humaines. La place centrale de la donnée créée une forme “d’active directory” selon Raphaël de Vittoris, faisant le lien de tout à tout, ce qui accroît la vulnérabilité des entreprises et des institutions.
Les crises d’aujourd’hui ont donc évolué, et ce constat ouvre de nouveaux champs quant à leur gestion. Les limites de l’aspect uni-organisationnel mènent la réflexion de Raphael de Vittoris vers deux « blue oceans ». Tout d’abord, l’étude des systèmes complexes, de la linéarité, de la proportionnalité et des effets inductifs, permet de comprendre comment les systèmes vont évoluer, et d’anticiper les interactions entre éléments complexes. Enfin, la réflexion sur les biais cognitifs, leur expression collective et les moyens disponibles pour en limiter l’influence. Quels sont les principaux biais cognitifs qui interviennent dans la gestion de crise ? Raphaël de Vittoris nous met en garde sur les biais cognitifs qui interviennent en gestion de crises, notamment en « temps de guerre ». Tout d’abord, le biais de confirmation nous pousse à privilégier les informations qui vont venir confirmer nos idées reçues ou hypothèses. Par ailleurs, deux biais cognitifs nous conduisent à appréhender les crises par le prisme de situations déjà expérimentées. Le biais de présomption est synonyme d’aveuglement cognitif, lié à la routinisation des procédures déjà pratiquées. Face à une situation inédite, on va avoir tendance à calquer la méthode qu’on a intériorisée, bien que ça ne soit pas la réponse optimale. Dans le même sens, le biais du survivant revient à considérer des schémas ou des développements de gestion de crises qui ont fait leurs preuves, et qu’il faudrait donc répéter. Toutefois, on ne vit jamais deux fois la même crise, en particulier dans le cadre de systèmes complexes. Enfin, le biais de représentativité est un phénomène inductif qui nous pousse à considérer un phénomène à la lumière de la linéarité passée. C’est pourquoi les publications sur les grands challenges de l’année à venir des grands cabinets de conseil reprennent majoritairement les enjeux de l’année précédente. Des systèmes complexes et chaotiques : Raphaël de Vittoris s’inspire notamment de la théorie du chaos déterministe pour définir les crises. Une crise est, selon lui, une dynamique non-linéaire, qui va impacter un système complexe ou multicomplexe. En filigrane de cette définition, il conseille de rester humble : on ne peut embrasser toute la complexité de la réalité. Pour lui, nous sommes tous « des ignares face à la complexité du réel », et devons mettre de côté les idées reçues. Si l’on prend l’exemple de la crise liée à la Covid-19, il était possible de prévoir des mesures face à la crise sanitaire. On pouvait prévoir une crise de la mobilité, mais personne n’avait envisagé que celle-ci entraînerait une crise économique. De plus, avec les confinements, nous avons été confrontés à une crise de la mobilité plus dure, et personne n’avait envisagé les enjeux de sûreté et d’engagement des personnes d’un point de vue civique, avec le pass vaccinal entre autres. De nombreux experts se sont donc focalisés sur la crise sanitaire, copiant les modèles déjà développés pour les épidémies de grippe H1N1 ou du virus Ébola.
Que faut-il challenger dans les façons de faire en place depuis les débuts de la gestion de crises ? Raphaël de Vittoris nous invite à réfléchir à la question de la légitimité dans la gestion de crises, afin d’éviter le biais de halo. Au-delà des méthodes, il envisage la dénumérisation du travail. D’un point de vue conceptuel, il souhaite remettre la pérennité au centre de la stratégie des organisations, en lui associant la perspective anti-fragile plutôt que celle de la résilience. La résilience est la combinaison de trois capacités : la capacité d’absorption, soit la capacité à mobiliser des ressources, la capacité de trouver des solutions grâce à ces ressources, et celle de capitaliser sur l’événement, au cas où l’on serait confronté à une situation similaire. Le problème de la résilience selon Raphaël de Vittoris, est qu’elle suppose une stabilité du contexte, malgré d’occasionnelles turbulences. On suppose le monde comme métastable, qui bien que perturbé par des crises, revient à un niveau de stabilité. C’est le présupposé d’un monde stable qui incite les organisations à toujours plus numériser leurs activités. Raphaël de Vittoris fait référence à l’acronyme VUCA, développé aux États-Unis, pour définir l’état du monde contemporain : il est volatile, incertain, complexe et ambigu. La géopolitique, les relations boursières, la finance, le numérique, le politique ou encore le médiatique sont aujourd’hui volatiles. On peut alors partir du présupposé que le monde d’aujourd’hui est volatile, avec des îlots de stabilité.
Pourquoi considérer alors des systèmes stables quand la stabilité apparaît comme anecdotique ? Quel intérêt pour le numérique si celui-ci multiplie les brèches ? Le rapport au numérique dépend de notre vision du monde : s’il est stable, ou métastable, alors la numérisation est quelque chose de positif. S’il est instable, mieux vaut ne pas numériser. Pour Raphaël de Vittoris, c’est la vision du monde qui gouverne la stratégie.
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